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Marie-Claire Sellier
2022

Regarder pour se voir

Longtemps on a pensé que l’Art servait à poser les bases d’une conversation entre l’artiste, son œuvre et le spectateur. Il faut dire que cela procédait comme si il s’agissait d’une scène d’un théâtre, racontant en posant les principes, régissant une œuvre à la Renaissance. Tout incitait à croire aux histoires représentées. Qu’elles soient religieuses ou triviales. On évaluait, alors, le talent à l’aune du leurre figuré rendant le spectateur témoin de la scène . Au XIX° siècle les transcriptions des sensations impressionnistes figurent l’expérience d’une perception vécue comme un moment particulier. Il faut toujours prendre les Œuvres comme des expériences de translations, voire d’intention se vérifiant dans la crédibilité des termes utilisés. Puis au XX° il faudra à transiger entre l’art figuratif et l’abstraction pour enfin considérer les formes pour ce qu’elles sont, offrant leur propre langage sans avoir à se justifier de leur véracité mais produisant des effets plastiques. L’abstraction instituant la nécessité de leur matérialité. Même si on finit par nous ambiancer avec des installations, petites séquences scènographiées à notre époque. Cette question de la picturalité s’établit à partir des moyens utilisés et livre au spectateur la possibilité de reconsidérer quelle aventure demeure dans l’élaboration d’une forme pour jouir de son processus. Les œuvres de Marie Lepetit nous incitent à tenter d’élaborer cette voie. L’œil est irrémédiablement maintenu à la surface des formes qui recouvrent le support par des couches superposées, des coulures colorées, des lignes circulantes reliant des points comme autant de repères. L’art serait donc, ici, dans des propositions nouvelles oubliant tous les principes antérieurs et laissant le spectateur innover dans la coprésence. L’œil glisse d’un point à l’autre, appréciant les recouvrements, les percements, puis les bordures de couleurs, mais surtout imaginant les gestes qui ont permis l’élaboration de la toile ou du dessin, de se poser les questions des choix produisant telle tension, telle modulation, telle décision d’arrêter la perforation ou l’empâtement. Il ne peut que constater qu’il regarde et que cela le force à trouver en lui les moyens d’habiter son regard. Il se souvient et se rapproche de ses souvenirs d’enfance où il retrouvait l’ébauche de la silhouette d’un animal fantastique dans les nuages, dans les plis de la montagne mais aussi dans les procédures figuratives. Là, cela ne figure pas et pourtant il peut énoncer : points, trous, lignes de même que les matières utilisées : papier, toiles, cartons, gouaches, crayon. Il peut oser l’appel à la métaphore cosmique. Le spectateur doit dans son premier temps de regard accepter la matérialité des formes et chercher ailleurs un ancrage pour se satisfaire dans l’expérience esthétique. On n’a jamais assez dit que c’est à partir de ce qu’il est, lui- même, que le regardeur voit et cela donne au principe duchampien (c’est le regardeur qui fait le tableau) une sacrée injonction à constituer les éléments de l’expérience esthétique. Le tableau n’est pas seulement une proposition formelle mais aussi un appui pour ce que chacun tisse comme proposition subjective au sens lacanien du terme. Ainsi l’Œuvre fait son propre langage. Ici se fabrique sa propre picturalité conjuguant des éléments qui sont d’autant plus simples qu’ils rendent leurs manipulations plus complexes. L’expérience du regard active la mémoire, appelle l’expérience et ouvre la perception vers soi plutôt que l’idée que de reconnaitre juste l’intention de l’artiste (même si il y a un certain plaisir à trouver dans les traces les souvenirs des gestes). On a déjà cela dans la somptuosité des glacis de Cranach, les empâtements de Van Gogh, les veloutés de Klein. Comprendre ce qui a présidé à mettre en relation l’idée et les moyens pour rendre visible ce qu’une artiste avait décidé d’éprouver dans son langage. Par quels moyens et gestes l’artiste a constitué puis livrer l’œuvre. Alors, pourquoi ne serions-nous pas absorbés par les griffures, les percements, les dépôts de peinture de Marie Lepetit ? Déjà, il faudrait comprendre sans chercher l’alibi du ciel forcément. Pas d’esquive possible aussi avec la nomination de chaque œuvre, les titres ne permettent que de les distinguer les unes les autres. C’est bien assez, et la radicalité affichée dans ce travail impose au spectateur d’accepter d’abandonner les vieux réflexes de voir dans l’œuvre une histoire, de reconnaitre des formes allusives, de se rassurer. Il faut accepter que le regardeur trouve en lui les ressources pour apprécier les formes, le jeu graphique et les tensions des lignes. On est face À. Dans une confrontation livrant les éléments à valider pour estimer que l’art abstrait doit nous défaire, nous rendre libre dans l’entretien possible avec la peinture ou le dessin. La surface du dessin, du tableau devient un paysage en lui- même. Un tableau n’est pas une histoire, il constitue un espace mental véritablement abstrait de tous les principes éducatifs. Alors on peut reprendre l’idée que la proposition esthétique rejoint la capacité à accepter les enjeux plastiques pour ce qu’ils sont, une jouissance du regard ouvrant sur la reconsidération de la mise en Œuvre. Ainsi l’Art est le moyen d’avoir un regard intérieur et voir ainsi, offre un territoire subjectif actif. Car n’oublions pas : « Voir est le seul acte qui soulève un instant la peau du monde. » nous disait Bernard Noël . °

Bernard Noël ,
« Ce jardin d’encre »
revue La treizième n°10 – 2008