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Jean-Pierre Ferrini
2003

L'entretien

4 octobre 2003, 15 h 00, début de l’entretien

L’équerre, après le scotch, est un élément récurrent. Pourquoi ? L’équerre est un point de départ. Avant, je partais du scotch (de sa largeur et de sa couleur). Une feuille blanche, plate, avec un scotch, soudain prend de l’épaisseur, une direction (forces, poids…). Ce que j’ai gardé du scotch, c’est le rouge, sa couleur en à plat, cette franchise de la couleur.

L’équerre est un module qui varie en fonction de la taille. J’en utilise une quinzaine. Je les tiens par un coin que je fais pivoter, en essayant de travailler sur les intersections, de les emboîter dans la toile. Sur un grand format, par exemple, l’échelle de l’équerre (environ 1 m 40) est humaine, elle est à mon échelle, ou à peu près, car c’est sur la pointe des pieds que je dois parfois travailler ! La peinture est aussi un acte physique [elle n’est pas seulement cosa mentale ?].

Si l’équerre est un objet, elle disparaît aussi en tant qu’objet, pour devenir structure. Elle est une réalité. La toile évolue en fonction de ça. Parfois, il y a trop d’équerres, et la toile sature. Je ne peux plus avancer. Il y a trop d’intersections [d’étoilements ?].

On voit toujours apparaître par en dessous des tracés. Quelle signification ont-ils ? Les traits qui apparaissent par en dessous sont du temps, le temps de la "toile". La peinture est une histoire de temps qu’on doit mesurer. La toile ou le dessin définissent un espace et j’ai besoin de temps pour matérialiser cet espace. Si les tracés n’apparaissaient pas, on ne se rendrait plus compte du temps passé, et la toile perdrait de sa réalité, ou, dit encore autrement, de son "étendue".

Je pars toujours d’un fond blanc, d’une toile blanche poésie [verticale du mur ?]. Je fais un premier tracé à la mine de plomb. Après, je fais un deuxième tracé en rouge, au crayon de couleur. Ensuite, je recouvre avec un pinceau large qui écrase et étire la couleur (j’ai envie de dire, en dégradé, comme les ailes des anges de Fra Angelico).

Mes toiles ne sont pas peintes, mais dessinées. Je trace [comme dans la vie, ajoute ML, quand je marche !]. Il s’agit de traversées. Je marche dans la toile, comme je sillonne mon atelier, pour traverser la toile, VOIR À TRAVERS, c’est ça, voir à travers [sillonner les chemins, dit Beckett ?].

Peut-on parler d’un travail de reprise, de couture presque ? Les intersections ou les emboîtements entre chaque équerre créent des changements qui provoquent d’autres tracés en ouvrant l’espace. La partie de l’équerre qui est ainsi mise en valeur trouble, opacifie, contrarie le reste de l’équerre, dont on garde seulement le souvenir. Je pense souvent à cette phrase de Rilke [dans les Élégies ?]. Je ne m’en souviens pas très bien : on organise… puis on organise de nouveau… et tout tombe en morceau… Espèce de fragilité des choses qui s’organise et qui après, tombe.

Et la musique ? Dans les répartitions de voix de Luigi Nono, qui reste ma référence musicale, il n’y a pas de vis à vis, l’espace tourne et ce sont ces croisements qui traversent le temps - qui dialoguent, en tournant, avec les quatre côtés de la salle, comme les quatre côtés d’un tableau. La disposition salle/orchestre donne l’illusion qu’il y a une bonne place, alors qu’il n’y a pas de bonne place.

Là, tu as une bonne place. Là, tu as une bonne place. Là, tu as une bonne place.

Là, c’est une autre place. LA bonne place n’existe pas. Et puis, ce n’est pas intéressant de chercher ça. Finalement, c’est une rencontre entre toutes ces sensations, quelque chose que nous recevons, à un moment donné, qui trace un chemin, comme des correspondances ouvertes.

fin de l’entretien, 16 h 20, sortie de l’école