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Expositions & Œuvres connexes
Samuel Descarène
octobre 2015

Et bien ! Dansez maintenant

Jean-Christophe Vaillant

S’il parut un temps heureux d’affirmer que la technique ne pense pas, une certaine horreur nous laisse découvrir qu’en réalité la technique pense en tant qu’elle ne se donne pas à nous, mais conditionne notre regard. Terrible autrui que cette technique qui se pose en maître ; le robot n’a jamais tort — c’est l’homme qui doit se faire à son image. L’homme moderne a conquis un monde qui a perdu son sens et le contraint au non-sens.

Le miroir semble illustrer l’ambivalence contemporaine. Il se donnerait à voir. Pourtant, le miroir, en tant que miroir, ne peut jamais être vu en tant que pur reflet. Et dès lors qu’on oblitère le reflet pour retrouver une surface sans présence externe, il n’est plus miroir. Aussi, le miroir se dérobant à tout regard, comment affirmer que nous sachions le voir et nous voir à travers lui ?

Le hors-monde du miroir, sa réalité à lui-même, dépasse sa présence. Les œuvres de Jean-Christophe Vaillant respectent cette nature ambivalente. Elles ne s’affirment pas en discussions prosaïques, pop-art, sur la technique. Dépasser la réalité présente pour la réintroduire à travers la pure présence du vécu de l’homme. Un invisible qui se fait voir.

Matisse affirmait sa proximité avec l’art iconique. Les recherches de Vaillant semblent s’accorder à cet art moderne qui souhaite faire voir un au-delà de l’image. Cependant, la généalogie rapproche davantage son travail de Port-Royal et Philippe de Champaigne.

Perspectives froides, tranchantes et avant tout pures. Vos amants vous feront remarquer qu’à trop les croire d’une beauté pure, on en perd leur réalité. C’est là que s’introduit le second élément retenu par Champaigne : une histoire. Vaillant ne crée pas des œuvres s’accordant à la seule raison, à l’image d’un Mondrian. Le vécu est introduit par ce second aspect du miroir : sa présence au monde.

Le miroir morcelé ne permet pas d’introduire l’individu-spectateur qui demeure un irrémédiable étranger à l’œuvre. Mais par les présences humaines qui s’y font jour, un rythme s’introduit. Non plus donner à penser, mais donner à vivre. Toute la magie du sujet moderne se cherche ici ; je ne suis pas qu’une raison, comment dès lors représenter l’hypostase parfaite de toute notre sainte nature. L’union véritable du corps et du Verbe, parousie de la promesse, ne peuvent surgir que du vécu : vivre la présence de notre existence.

Les œuvres de Vaillant ne donnent pas à penser l’âge moderne et sa technique, la perfection de leur réalisation leur permet d’y échapper. Tout au plus, en reprenant les matériaux techniques de notre âge, elles montrent que, contre toute attente, nous ne sommes pas fermés à un invisible qui se fait voir. Cependant, cette présence dans la transparence de l’espace n’introduit ni l’avènement d’une idée religieuse, ni de l’individu-spectateur. Mais un vécu. L’existant intersubjectif et universel dans sa sensualité. L’homme surgit, au-delà du statut de sujet, au-delà d’une individualité conceptuelle et réflexive, mais dans son droit à l’existence, à la jouissance. A l’ici.

Marie Lepetit

Les derniers travaux de Lepetit semblent questionner la « donation. » Qu’est-ce que donner ? Davantage qu’un chant de la fin du sens, dans laquelle l’histoire contemporaine de l’art invite trop facilement nos interprétations à tomber, s’élève une danse renouvelée. Ne pas confondre ces deux positions. Toutes deux se fondent sur la destruction des anciennes catégories de pensée, taxinomiques, du monde d’hier. Cependant, la première s’impose de manière globale, immuable retour d’une même affirmation, niant non pas l’homme lui-même, mais sa capacité de dépassement, d’accès au Tout-Autre, au renouvellement permanent — à la transcendance. La seconde est l’accueil répété de ce/ces continuels et joyeux Tout-Autres jaillissants ; de l’éparpillement ne peut naître honnêtement d’unité, sinon la seule joie de ces présences disparates.

Encore au statut de recherche, les grandes feuilles striées de traits horizontaux dessinent par là où ils s’arrêtent les courbes d’un espace, d’un corps, d’une présence. Silence de la danse. Volonté d’offrir une perception immédiate d’un rythme qui sonne juste. Mais ces feuilles apparaissent, à regarder l’élaboration de cette œuvre, des pages.

Dernièrement, Lepetit travaillait sur cahier — haut lieu de l’intime. La couverture protège, s’ouvre et laisse libre les pages. Il ne faut leur concevoir une organisation, un classement chiffrant. Espace de l’intime et de la précarité. Sans numérotation, disparaît la fin et le début de la rencontre, et la rend dès lors éternelle. Là raisonne l’absurdité d’un partage entre figuratif et abstrait ; car ces cahiers matérialisent la présence personnelle du corps, la présence d’une réalité toute humaine. Reflux au-delà de l’épiderme. Naît de chacun de ces cahiers des flux, renouvelés par la rencontre d’un nouveau lecteur. Ils naissent de rencontres. Dans l’impossibilité de procéder à une complète différenciation, ne demeure peut-être que la donation. Non plus sujet unique, mais organique — unité qui s’appelle aussi diversité.

N’apparaît qu’alors un nouveau signe : la sphère sombre de la mine de plomb. Encore une fois précipice du non sens, à travers une totalité qui annoncerait avoir déjà tout dit. Précipice, dans tout ce que la peur du vide peut contenir d’appel. Mais le cheminement de l’œuvre doit permettre de guider la lecture —et nous permettre d’espérer. La perfection sphérique n’annoncerait pas une totalité, mais des éclats de présences. Microéconomie de l’agencement des rosaces, où tout commença. Intersections des droites où venaient s’agencer un éclat. Eclatement demeuré autonome dans son agencement particulier.

La donation de chaque sphère dans son individualité ne véhiculerait pas un contenu intelligible, mais sa propre présence. Je n’ai d’autre à t’offrir que ma présence, s’excuse le fils prodigue. Alors pourquoi accompagner ces sphères de textes, souvent tirés de la lecture classique mondiale ? Bagage charrié par l’auteur, par chacun de nous. Mais aussi simple présence d’un autre homme, au-delà de son discours.

Ces deux artistes permettent de repenser l’abstraction, détachée de Malevitch et de Mondrian — où l’absence est avant tout absence du corps et présence d’un esprit transcendant de solitude, questionnant peut-être encore, mais atteignant déjà l’écueil de la fin du jeu et du rire. L’abstraction comme rythmique du vécu de l’homme, comme danse du corps-esprit, du corps s’osant à l’esprit. Car ce que l’Occident apprenait avec Homère ne semble pas devoir encore passer à l’oubli : l’art est tout sauf une idée. Il conte une histoire. Et il est temps d’y découvrir l’homme tout entier. Le corps existant, le corps transcendance, jouissance et douleur. Ce corps-esprit qui possède son histoire et sa façon de connaître cette histoire.