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Éric Corne
2007

Multitudes, les scènes
françaises d’art contemporain

Article pour la revue Politika, publiée à l'occasion du 48ème salon d'octobre de Belgrade, Serbie

L’œil ne peut pas dire à la main :
Je n’ai pas besoin de toi. (1 Co 12, 21)

Cet article sur la scène française est une démarche impressionniste car il y a tant "d’étant donnés", de chapelles différentes ou de visions contradictoires pour l’approcher. Il me semble plus juste de décrire des scènes françaises souvent imperméables les unes aux autres. L’exposition "La Force de l’art" en juin 2006 au Grand Palais, consacrée à la création française, a, derrière les polémiques assez infructueuses, soulevé un tabou. Elle a montré, malgré de nombreuses lacunes, la richesse de la création artistique en France où, si l’on ne peut parler d’école, certaines constantes dominent tel le rapport du réel à la fiction par exemple. A l’étranger (mais aussi souvent en France) l’art contemporain français se résume à cinq noms qui de biennales en rétrospectives (et maintenant en commissariats) ont occulté une création bien plus ouvertes et dissonantes que celles que certaines institutions ont mis en lumière ces dernières 20 années. Aussi j’ai découvert dans mes nombreux voyages que les acteurs étrangers de la création contemporaine avaient une relative ignorance de la diversité et de l’originalité des arts visuels français. On ne peut aussi préciser les différences entre une scène parisienne ou française, les deux sont confondues et c’est cela aussi l’échec de la régionalisation culturelle. Paris demeure la seule alternative pour les artistes, à moins qu’ils choisissent (et ils sont de plus en plus nombreux) à émigrer, pour la plupart en Allemagne, Berlin, Leipzig… Historiquement, seul Nice a su être un véritable foyer de création après guerre, des années cinquante à soixante-dix avec l’Ecole de Nice et ses trois mouvements déterminants pour l’art français, "Les Nouveaux Réalistes" (Arman, César, Martial Raysse, Yves Klein…) artistes qui se sont illustrés dans leurs oeuvres autour du statut de l’objet, qui fut théorisé par le critique Pierre Restany. "Fluxus", mouvement de contestation de la société de consommation où l’attitude elle-même devient objet de l’art, (Brecht, Robert Filliou, Ben) et enfin « Support Surface » où les artistes travaillent les procédures de la peinture selon les théories structuralistes, psychanalytiques et marxistes ( Cane, Bioulles, Viallat…). Nice a compté d’autres artistes singuliers comme Robert Malaval (1937-1980) dont l’œuvre est inclassable et c’est sûrement la raison du peu de reconnaissance dont il bénéficie aujourd’hui 20 ans après sa mort. Si on s’interroge sur l’art français aujourd’hui il est étroitement lié à ces modèles théoriques de "l’Ecole de Nice", statut de l’objet, procédures de l’art, formes et attitudes, ces trois notions irriguent une scène contemporaine et ses codes de représentation, car l’art français contemporain est très référentiel, citationnel voire ré-citatif. A cela s’ajoutent des résurgences pop, conceptuelles. Mais on ne peut passer sous silence, l’ombre (ou le fantôme) de Marcel Duchamp (1887-1968) qui ne cesse de se métamorphoser et d’être accommodé à toutes les influences. A travers cette présentation sommaire, je vais tenter de poser un certain nombre de jalons pour éclairer cette scène éclatée. Une part importante de l’art "Made in France", (reprenant ainsi le titre d’une exposition qui s’est tenu à Beaubourg en 1997 qui tentait de cerner cette nébuleuse) peut se lire comme une partie d’échec ininterrompue avec la pensée, la stratégie et le sensible. A cet égard, la photographie "Hors je", de l’artiste d’origine iranienne Anahita Bathaie, dont l’œuvre se développe entre performances et installations, est emblématique. En effet elle décrit les mécaniques contradictoires voire antagonistes du corps et de ses représentations en attente de "stratégie" et de "dissimulation" — deux mots qui raisonnent comme une doxa dans l’élaboration et la lecture critique de nombreuses œuvres contemporaines. L’art français est en perpétuel analyse, critique, voire dans l’autodénigrement. Adel Abdessemed explore la posture de l’artiste, les codes sociaux face à son commanditaire (privé ou institutionnel) et les règles du jeu politique ou artistique dans ses installations, ses vidéos ou ses non-performances comme sa « démission » d’artiste. Les matériaux de ses sculptures sont des métaphores du rapport politique : le fil barbelé ou la céramique pour la voiture calcinée. Alain Séchas et ses chats ou ses grenouilles qu’il réalise en peinture ou sculpture dans leur grave ironie est le pendant d’Abdessemed avec leurs subversions radicales des codes culturels, sociaux, politiques. L’art, comme toute force érotique, est toujours transgressif et l’œuvre d’Alain Séchas apparaît dans la résurgence du devenir-animal cher à Gilles Deleuze. Orlan utilise la sculpture, la photographie, la performance, la vidéo, le multimédia ainsi que les techniques scientifiques (la chirurgie, voire la biogénétique) dans un perpétuel travail de modelage et remodelage de son propre corps et de son devenir charnel. Il est impossible de parler d’art corporel sans noter Michel Journiac (1935-1995) qui a par "l’exposition" de son propre corps a recherché l’archétype de toute création, la nourriture corporelle se substitue par son œuvre à la nourriture spirituelle et culturelle. L’artiste d’origine espagnole Esther Ferrer avec ses fulgurantes performances, interrogent la place du social, de l’image – celle de la femme et de sa beauté rituelle. Ces œuvres du corps et de ses consciences, dispensent une réflexion critique et sociologique, subversive et intemporelle. Les dessins et les tatouages de Jean-Luc Verna fouillent le corps et l’art corporel dans tous ses imaginaires. Imaginaire du corps ou de la peinture que se réapproprie Philippe Mayaux comme autant d’icônes qu’il réinterprète avec une ironie glaçante dans ses peintures, objets, dessins… Arnaud Labelle Rojoux, avec ses performances et l’ensemble de sa production protéiforme, a une œuvre ex-centrique où il délimite d’autres rapports sociaux aux objets et aux êtres vivants. Il est l’héritier incestueux d’une rencontre entre Marcel Duchamp et Robert Filliou. Etienne Bossut emploie dans ses sculptures l’objet manufacturé, chaises de plastique aux couleurs synthétiques et empilées en colonne sans fin ; cette démarche nous ramène vers "Support Surface", le peintre Antoine Perrot est dans la même démarche avec l’utilisation de ficelles d’emballage comme palette de couleurs pour ses tableaux. De même Sylvain Rousseau dont le travail est une mise à plat d’objets, comme ses tentes de camping fixées au mur et créant un effet de perspective proche de celles des "maisons" de Roy Lichtenstein. Ces artistes comme Virginie Barré, Bruno Peinado, Vincent Lamouroux voire Saâdane Afif, Didier Trenet, Nathalie Elemento, même si leurs créations ne peuvent être ramenées à cette seule dimension, sont en fait aussi les représentants d’un courant le plus représenté en France de la création contemporaine avec leurs œuvres en lisière du design mais véhiculant, pour certains d’entre eux, une critique aigue de la modernité particulièrement Mathieu Mercier ou Fabrice Hyber(t). Je citerai aussi Richard Fauguet, héritier de Magritte, dont l’œuvre polymorphe est celle du détournement, celui des objets comme celui de la peinture. Ce rapport au design est en fait un symptôme fondamental de la création française toujours en marge d’autres médiums ou activités, le son par exemple, toujours Saâdane Afif, Erik Samakh (avec ses flûtes solaires), mais aussi Marcelline Delbecq qui de sa voix monocorde nous suggère des images par les textes qu’elle écrit. L’architecture est aussi un terrain d’aventure artistique, l’architecte Hans Walter Muller bien sûr, dont l’œuvre immense est inclassable entre sculpture, installation et bien–sûr architecture, mais aussi des artistes comme Laurent Pariente, Jean-Luc Vilmouth, Alain Bublex, Didier Marcel, Christophe Cuzin ou Simon Boudvin et Khristina Solomoukha qui se saisissent de la ville, de son urbanisme et de ses réseaux de communication ; il ne s’agit pas là d’un "revival" du Bauhaus, mais de l’utilisation de la matière architecturale et urbanistique dans leur projet artistique. De même l’artiste vidéaste Sylvie Blocher dont l’œuvre est toujours au bord des préoccupations sociales, politiques et féministes a créé avec l’architecte François Daune, "Campement Urbain", ils élaborent des dispositifs artistiques pour expérimenter de nouvelles fictions urbaines. Space Invader colle ses legos sur les murs de Paris qui prolifèrent dans l’anonymat, autre artiste urbain, Zeus avec ses relevés et ses actions dans la rumeur de la ville qui fixent ses zones d’ombre et de lumière. Fictions urbaines, politiques, féministes que réinterprète avec sa perception personnelle de l’histoire, Marie-Ange Guilleminot dans ses installations hybrides. Le temps devient espace, à la limite d’un scénario ascétique de David Lynch où la fiction perturbe toute lecture, toute compréhension du réel pour Philippe Parreno. Comme Pierre Huyghe et Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster appartient à la jeune génération d’artistes français apparue au début des années 90, ensemble ils ont produit des vidéos à partir de manga japonais, "Ann Lee", dont ils ont acquis les droits. Partant du personnage, chaque artiste élabore son propre scénario. "Ann Lee" offre un double message sur la précarité de sa condition d’être virtuel sans "zone de sécurité". Message critique et sensible qui interroge autant l’état du monde que le statut de l’œuvre d’art, sinon de l’image. Le cinéma est pour eux une réserve d’images, d’histoire et de mémoire. Laurent Grasso ou Loris Gréaud aux prises aussi avec le médium cinématographique sont quant à eux dans cette même démarche mais leurs installations souvent autour du support de la vidéo traduisent les troubles de perception de l’espace sensoriel et temporel. Pierre Bismuth est dans cette lignée où son œuvre se construit sur la sensation, complexe de la réalité. Claude Closky travaille sur les formes d’immatérialité, celles du langage humain, des codes électroniques, ou du flux des images, qu’il détourne et recycle en en révélant les automatismes. Saut dans le vide de Philippe Ramette, il mène une exploration rationnelle de l’irrationnelle de la création avec ses photographies et ses installations. Paradoxe des sens des installations de Claude Lévèque qui se lisent comme autant d’échanges poétiques ou d’effroi toujours en rupture avec sa propre mémoire. Mélik Ohanian travaille avec ses installations vidéo ou autres, la notion d’image "invisible", l’existence de réalités multiples perçues, enregistrées et comprises par la mémoire humaine et la relation entre temps et espace, individu et société, du nomadisme au politique. Yann Tomas travaille sur le symbolique d’une infrastructure industrielle, "la société Ouest Lumière" qu’il exploite comme une entreprise avec un conseil d’administration, des actionnaires et en faisant sa communication ; le virtuel de l’art et de son économie parasite le capitalisme. Thierry Kuntzel récemment disparu, a développé une œuvre importante dans l’art de la vidéo, avec ses installations : c’est le temps différé perçu comme celui de la contemplation qu’il a interrogé comme par exemple dans "The Waves". Pierre Coulibeuf a une position très singulière, artiste, metteur en scène, cinéaste, il se saisit de la vie d’autres artistes comme Marina Abramovic pour son film "Balkan Baroque", où il réalise un jeu de rôle de sa vie. Ses installations et ses films redonnent de la matière fictionnelle aux artistes avec qui il travaille mais aussi à leurs oeuvres.

Le seuil de la fiction au réalisme et à l’étude des données du réel irriguent aussi toute un pan d’artistes, particulièrement pour la vidéo et la photographie. La photographie plasticienne ou documentaire se révèle en passage de l’une à l’autre. Jean-Marc Bustamante avec ses photographies, ses objets et maintenant ses peintures crée une œuvre en continuel déplacement des réalités physiques ou psychologiques. Patrick Tosani, autre représentant de la photographie plasticienne ou néo-objective, interroge le statut de l’image et de l’objet, par ses prises de vue frontales, leur cadrage et par l’agrandissement des sujets, il les métamorphose : des ongles humains agrandis deviennent effrayants, des vêtements ressemblent à des masques. Laurent Montaron avec ses installations ou les photographes Suzanne Lafont, Florence Paradeis, Valérie Jouve, Jean-Luc Moulène, interrogent les principes de narration, de la vérité ou des vérités contradictoires des images et de leur origine, de même la vidéaste Natacha Nisic sur les faits historiques. Mise en scène ou fausse distance documentaire avec les photographies de Luc Delahaye avec ses formats panoramiques et ses tirages quasi picturaux qui confondent les réalités de photographe de guerre, de reporter et celles du monde de l’art. La valeur du document et ses vérités sont mises en abyme, faussées par le spectaculaire d’une guerre réduite à la qualité d’une image. Bruno Serralongue joue l’ambiguïté du photographe de presse sans accréditation, il s’infiltre dans l’événement qu’il capte dans les marges. Justine Triet avec ses vidéos suit la même démarche, elle s’immerge dans l’événement, une manifestation, un congrès politique ; ainsi sa vidéo Sur Place sous la cacophonie de la manifestation, brouhaha de la foule, elle relève la scénographie tendue de celle-ci. Avec un montage précis, à la suite du britannique Steve MC Queen, elle dilue la narration, confondant dans l’espace esthétique tous les repères traditionnels, du reportage à la narration et leurs temporalités différentes. Franck Gérard, quand à lui relève les indices du visible, ses photographies se confrontent à la transparence du monde, à sa solidarité avec les réalités contemporaines. La photographie est aussi représentée par Jean-Luc Tartarin, Eric Poitevin ou Jean-Luc Mylaine, la technique du cibachrome leur permet une précision et une finesse dans le rendu des couleurs, un effet de brillance et de transparence que l’on peut rapprocher des glacis des peintres. Leurs photographies de paysages ou d’animaux sont des cadrages sur l’impossible rétention du visible, elle déréalise tout réalisme dans un va-et-vient de la "nature des choses" à celle des images.

Assan Smati se saisit de tous les codes de la sculpture, l’échelle, le socle, ses œuvres se présentent tels des fragments du monde perçus dans son encombrante menace. Françoise Vergier ou Elsa Sahal, dans la charge ou la surcharge de leur sculptures ou de leurs céramiques décrivent les perceptions fantasmées du corps au paysage. Jean-Michel Othoniel s’attache à la métamorphose des objets, leur rendant une apparence magique avec son médium de prédilection le verre soufflé, ses œuvres se déclinent du bijou, à l’objet érotique ou à l’architecture. Les sculptures de Claire-Jeanne Jézéquel sont des topographies des lieux qu’elle investit, elles nous apparaissent en sédimentation et pris dans l’équilibre précaire de l’apparition et de la trace. Enfin Michel Blazy, avec ses sculptures dont le matériau est de la matière vivante, (purée de carottes, soja, chocolat par exemple), nous montre leurs constantes métamorphoses du pourrissement à la disparition ; son œuvre est la métaphore de la précarité de la beauté et de toute esthétique mais aussi entre répulsion et attirance ce sont toutes les manipulations du vivant qui se lisent.

La peinture a aujourd’hui retrouvé le droit de cité en France, mais là aussi les questions liés à l’appréhension du réel et sa perception distanciée déterminent de nombreux peintres comme Damien Cadio ou Bruno Perramant. Ils sont les protagonistes d’une peinture qui met en doute les images, leur "surréalité" où la matière picturale rend l’aveuglement voire la disparition des images avec leurs origines incertaines. Jean-Michel Alberola, Marc Desgrandchamp, Hélène Fabra, Olivier Masmonteil, Sylvie Fajfrowska, François Mendras, Iris Levasseur, comme leur aîné Gérard Fromanger, Hervé Télémaque, Jacques Monory (et bien sûr ces peintres disparus qui n’ont pas la reconnaissance internationale justifiée : Eugène Leroy, Gilles Aillaud et Paul Reyberolle…) poursuivent avec une obstinée rigueur les champs ouverts de la peinture figurative, avec leurs valeurs iconiques ou tactiles, leurs œuvres sont des résistances au spectaculaire. Audrey Nervis et ses peintures hyperréalistes de ses voyages dans les TAZ ou des lieux de conflit ou de crise, mais aussi Céline Berger qui réside en Russie et Axel Pahlavi décrivent avec la précision implacable de leurs peintures l’état du monde. Ida Tursic et Wilfried Mille travaillent ensemble sur de grands formats et dans les traînées de peintures l’incandescence des corps exhibés sont des métaphores du secret de la peinture, de son troublant et indécent silence. Cacophonie des peintures sur papier ou de ses sculptures de Damien Deroubaix où une scène de bondage ou de pornographie se lie à celle d’un slogan de musique rock de « Death Metal » encadrée par les figures de Karl Marx ou la svastika. Son œuvre se lit comme des bouleversements de signes historiques perçus dans leur violente irréalité. De nombreux artistes comme Bernard Frize, Miquel Mont, Jérôme Boutterin, Guillaume Millet, Felice Varini, Alix le Meleder ou Marie Lepetit et ses infinies constellations, avec leurs styles différents continuent de leur côté à décortiquer l’histoire de la peinture abstraite, de son lien avec l’invisible et ses déterminants (le temps, la mémoire, l’espace, le silence, la reproduction…) et de ses supports poursuivant en cela les démarches et les œuvres radicales et obstinées de Claude Rutault, de François Morellet avec sa distante ironie ou de Aurélie Nemours et Martin Barré aujourd’hui disparus. Nous sommes en 2007 loin de la posture de « tabula rasa » de la peinture revendiquée par le "groupe BMPT" 1966-67, composé de Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier, et Niele Toroni. La peinture ne se résume plus à son utilité, son geste, son plaisir etc… (tel que l’avait théorisée Daniel Buren dans son manifeste de 1967). Elle est aujourd’hui acceptée dans son rapport toujours aussi obscur d’une image (ou de son absence) conçue de main humaine à travers l’histoire humaine des échanges du visible. La peinture se découvre aussi dans les photographies, les vidéos, les installations. Ce sont les mêmes préoccupations, liées à la perception de l’image et à son usage, qui déterminent le travail des artistes qui souvent passent d’un médium à l’autre sans exclusive.

Ceci n’est qu’un parcours sur ces scènes françaises éclatées, il croise parfois des artistes avec qui je travaille ou que j’ai présentés dans diverses manifestations. J’ai tenté de traduire ma perception de la création française contemporaine avec sa singulière diversité qui exprime les perceptions multiples et complexes du ou des réels.