Marie Lepetit
1 rue de L'Encheval
74019 Paris
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Le terme « abstraction » à propos de la peinture de Marie Lepetit n’est peut-être pas celui qui convient. À cette question, Marie Lepetit répond qu’elle ne se sent pas abstraite, mais concrète, qu’elle cherche à résoudre des problèmes concrets. Pour elle, les rythmes sont liés à notre rythme cardiaque, notre respiration. Elle ajoute que son travail est corporel, que la préparation des toiles est physique, qu’elle se prépare physiquement en préparant les toiles pour se mettre en mouvement. « C’est au cœur de cette concentration que tout démarre », précise-t-elle. Au départ, elle évoluait dans un espace très minimaliste, des formes géométriques, travaillant dans le sillage notamment de Martin Barré. Ces formes sont devenues des lignes et puis sont arrivées les équerres, des équerres de taille variable que Marie Lepetit déplaçait permettant de créer un réseau tridimensionnel de lignes, des étoilements. Et puis, un jour, il y a quelques années maintenant, elle vit un point… Elle vit à l’angle des équerres un point, une sorte de levier d’Archimède, et plutôt que de déplacer les équerres, elle les pivota. Le déplacement devint un pivotement. Les droites, des courbes. Une révolution. Un changement soudain. Une rotation autour d’un axe. Au sens astrologique : le retour périodique d’un astre à un point de son orbite. Les cercles que traçaient en pivotant les équerres générèrent des myriades de points d’intersection et Marie Lepetit se mit à ponctuer chacune de ces intersections, saturant, exaltant la surface de points.
À coups de points, la ponctuation comme expérience (2013) de Peter Szendy l’assura dans son principe, en particulier les pages sur Hegel que cite Szendy, celles consacrées à la « certitude sensible », au début de La Phénoménologie de l’esprit. Il n’y a pas d’ici, de maintenant en soi ; l’ici, le maintenant que je saisis dans l’instant s’annule, s’évanouit aussitôt dans mon œil, ma conscience. L’arbre que je vois est une pluralité d’arbres, presque au sens cinématographique. 1 image + 1 image + 1 image, etc. L’ici, maintenant, que je vois n’existe dans mon œil, ma conscience, que par les autres ici, maintenant, que je vois. Il s’agit d’une succession, d’une répétition différente du même. Une phénoménologie de la combinaison. Un point ne vaut que par un autre point. Il y a une narrativité du point. La vérité que je dis maintenant, écrit Hegel, par exemple, « maintenant, c’est la nuit », le lendemain, à midi, se sera éventée. Rien ne se fixe. On ne fixe que des vertiges. L’instant est toujours déjà passé, à recommencer. Tout bouge. Telle est l’expérience de la ponctuation de Marie Lepetit. Son abstraction est une figuration de la matière, du mouvement perpétuel de la matière, microscopique ou macroscopique.
Il serait possible de dégager deux types d’analogie. La première est topographique. Nous voyons des cartes, des archipels, des territoires, peut-être la vue aérienne de lumières électriques éclairant une ville nocturne. On incline la tête, regarde vers le bas, comme Joyce lisant avec une loupe dans une des photographies de Gisèle Freud que Marie Lepetit a redessinée pour symboliser l’orientation qu’elle entendrait donner à sa recherche. La seconde, elle, serait astronomique. On lève la tête, comme dans une autre photographie redessinée à partir d’une captation d’un court métrage de Chris Marker (Eclipse). Nous voyons des ciels, ou plus exactement, des mouvements célestes, indéfinissables, des voies lactées, des étoiles. Mais si topographie et astronomie viennent à l’esprit lorsque nous regardons les peintures de Marie Lepetit, nous pourrions encore penser à des tissus ou des peaux, les toiles étant de plus en plus maculées de taches, et quand celles-ci sont accrochées, déroulées à un mur, nous pensons à des cascades.
Différentes techniques sont utilisées, séparément ou simultanément. Marie Lepetit, explique-t-elle, prépare les toiles par des jus colorés qui traversent le tissu et qui impriment par absorption du papier Kraft. Elle appelle ce procédé : la traversée de la couleur. L’ensemble est posé sur le sol, à même le sol de l’atelier. Les tracés et les points arrivent seulement après la phase de séchage. En parallèle, elle trace sur d’autres feuilles de papier des lignes et des points qu’elle troue et qui deviennent des pochoirs, des supports d’impression sur les toiles ou papiers. Ces deux techniques sont mélangées. Les feuilles de papier finissent par ressembler à du papier d’écriture braille, aveugle et lumineux à la fois, puisque les trous brillent en transparence, comme autant de petites étoiles dans le firmament. Les toiles étendues parterre peuvent être frottées avec des chiffons afin de brouiller les pistes, effacer les traces, les couleurs, la palette de couleurs (orangées, rouges, vertes, jaunes, bleues…) formant une nébuleuse de couleurs. Quelque chose devient tactile, impressionniste, aussi, voire « pointilliste », même si Marie Lepetit se méfie de ce mot : « Je me rapprocherais davantage des traditions extra-européennes. Il y a une histoire de peau qui exprime le passage entre notre intimité et l’extérieur. Ainsi, les points sont comme des marquages de peau. » Elle se sert également de caches, joue avec le hasard, l’aléatoire (on pense à John Cage). Ça prend ou ne prend pas. Il faut essayer, ressayer.
Dans La Divine Comédie, des trois cantiques, le Paradis est le plus indicible. En Enfer et au Purgatoire, les équivalents terrestres offrent des repères qui permettent de suivre le voyage dans l’au-delà que Dante effectue, tandis qu’au Paradis, nous pénétrons dans une dimension qui dépasse les lois de la représentation, spatiale ou temporelle. Les pieds ne touchent plus terre et Dante vole de sphère en sphère en compagnie de Béatrice jusqu’à atteindre, au chant XXXIII, le centre incandescent de la divinité. Dès le chant I, Dante avertit son lecteur qu’il a vu des choses qu’on ne sait ni ne peut redire et qu’on ne peut outrepasser l’humain (trasumanar) par des mots. Pourtant, toute l’entreprise paradisiaque va consister à figurer l’infigurable, comme les peintres de la Renaissance italienne auront humanisé le divin, l’histoire sainte, les hiérarchies angéliques. Après qu’il a franchi les sept premiers ciels (les ciels de la Lune, de Mercure, de Vénus, du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne), Dante « saute » dans le Ciel des étoiles fixes, et avant de s’abîmer dans l’Empyrée (le dixième et dernier Ciel du Paradis), il a la vision aveuglante dans le Premier Mobile (ou Cristallin), au chant XXVIII, de neuf cercles de feu qui tournent autour d’un point lumineux. « Je vis un point irradiant une lumière si aiguë que le regard qu’il brûle doit se fermer à son éclat trop vif… » Parfois, ce qu’on ressent ne peut être relaté de manière figurative. On doit fermer les yeux pour qu’ils s’ouvrent. L’abstraction est plus à même de traduire l’expérience intérieure de notre vision. Un point, des lignes, des cercles, d’autres points, avec des lignes et des cercles, toute une féérie de couleurs irradiant une lumière aveuglante… Nous sommes transportés, métaphoriquement. « Sur de grands métiers de pierre, les tissus teints en pourpre de mer… » (Homère). Il n’y a plus d’analogie ou de comparaison. On quitte l’ordre de la description. On échappe à la temporalité des soucis et des ennuis mortels. On vogue dans un espace propre à la création artistique. « Entre on n’y voit rien (Arasse) et le fait de laisser du temps à la vision de voir. Faire remonter par le temps cette patience de la vue », commente Marie Lepetit.